Découvrez le phénomène des jobs à la con, qui représentent la majorité des jobs modernes, remplis de tâches inutiles et vides de sens. David Graeber nous explique dans son livre l’origine de ce phénomène et ses conséquences.
Je vous mets ici mes notes tirées directement du livre. Cet ouvrage est définitivement l’un de mes livres préférés. Je vous le recommande vivement en faisant attention: une fois la pilule rouge avalée, il n’y a plus de retour en arrière.
Avant propos
David Graeber est docteur en anthropologie et économiste. Il avait tout d’abord écrit un article à propos des jobs à la con, les « bullshit jobs », article qui a été traduit partout dans le monde. Il a reçu plusieurs centaines de témoignages de personnes qui se retrouvaient dans son article. Il a alors décidé d’approfondir ses recherches et de compiler plusieurs témoignages dans cet ouvrage.
Introduction
En 1933, John Haynard Keynes avait prévu qu’avec la technologie, on puisse instaurer une semaine de travail de 15h. C’est finalement l’inverse qui s’est produit. Suite au consumérisme, entre moins d’heures passées à travailler et plus de jouets de plaisir, nous avons choisi collectivement la deuxième option.
Durant le 20e siècle, le nombre de « professions intellectuelles » est passé d’un quart à trois quarts. Il s’agit des services financiers, de télémarketing, du droit des affaires, de l’administration universitaire, des ressources humaines et des relations publiques. Ceci a augmenté tous les emplois de supports administratifs, techniques, de sécurité et d’industries auxiliaires.
Les entreprises réduisent leurs coûts, licencient et augmentent la cadence des gens qui sont réellement là pour fabriquer, réparer, transporter. Le nombre de grattes papier gonfle tandis que les salariés travaillent plus.
Le travail devient une fin en soi et ceux qui ne travaillent pas plus dur qu’ils ne le souhaiteraient, parce que leur job ne leur procure aucun sens, ceux-là nous apparaissent comme mauvais, indignes de l’amour de la communauté.
1. Qu’est-ce qu’un job à la con?
La définition: c’est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflu ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien.
Suite à une étude aux Pays-Bas, 40% des gens sont convaincus que leur job est inutile. Si, dans une profession donnée, une majorité de personnes pensent en leur for intérieur que leur boulot n’a aucune valeur sociale, on doit faire l’hypothèse qu’elles sont raison.
Un job à la con est différent d’un job de merde, car un job à la con peut se vivre dans un environnement agréable contrairement au job de merde.
« La pire torture est de forcer quelqu’un à exécuter une tâche sans fin qui ne rime à rien tel le détenu qui déplace un tas de pierres à un endroit puis doit les remettre à l’endroit initial, et ceci en boucle. » – Dostoïevski
Chapitre 2 : les différents types de jobs à la con
1 Les larbins : les domestiques, serviteurs, individus avec des tâches mineures qui rendent quelqu’un d’autre important aux yeux de ce supérieur ou des autres.
Pour être considérée sérieusement, une entreprise doit avoir au minimum 3 niveaux de commandements, sans cela on vous regarde comme une sorte de collectif hippie.
2 Les porte-flingues : considéré par la personne comme un job manipulateur et agressif (télévendeur, marketing, relation publique, publicité) qui crée la demande par tromperie ou agressivité. Ils sont nuisibles.
3 Les rafistoleurs : ils règlent les problèmes qui ne devraient pas exister ou occupent des tâches que personne n’a pris la peine de corriger ou d’automatiser
4 Les cocheurs de case : ils permettent à u ne organisation de prétendre faire quelque chose qu’en réalité, elle ne fait pas.
5 Les petits chefs : ils ne font qu’assigner des tâches à d’autres, génèrent des tâches à la con voire créent de nouveaux jobs à la con (ex : les managers intermédiaires)
Chapitre 3 : Pourquoi le job à la con rend malheureux ?
La liberté, c’est de pouvoir inventer des trucs juste pour se confirmer qu’on est capable de le faire. Si jouer à faire semblant est la plus pure manifestation de la libération humaine, être contraint de simuler le travail est la plus pure manifestation de son absence.
« Éric a découvert qu’il ne devait son embauche qu’à un problème de communication au sein de la boîte. En effet, tout le système de l’accès partagé en ligne n’existait que parce que les divers associés étaient incapables de décrocher leur téléphone et de se coordonner. »
Jusqu’à une époque relativement récente, tant que les travailleurs de base produisaient ce qu’on exigeait d’eux, ceux d’en haut ne s’inquiétaient pas vraiment de savoir ce que cela impliquait. Un Athénien ou un Romain jugerait bizarre le fait d’acheter le temps de quelqu’un d’autre. Avant, ce sont les actions qui permettaient de mesurer le temps et non le temps qui mesurait les actions. Une tâche prenait trois Notre Père ou deux fois la cuisson d’un œuf. Le temps était différent en hiver et en été. Le temps s’est découpé et vendu lorsque les horloges et montres domestiques se sont développées.
Nous vivons une variante moderne du puritanisme, ce courant religieux fondé au 17e siècle en Angleterre. La soumission respectueuse à une tâche assignée par quelqu’un d’autre, même si elle est stupide, est une forme d’autodiscipline morale qui vous rend meilleur. Malgré l’humiliation, toute activité, même la plus oisive, est vue comme un défi à relever.
Chapitre 4 : à quoi ça ressemble d’avoir un job à la con?
Avoir un job à la con, c’est différent d’être malheureux. Le plus dur, c’est d’être parfaitement conscient que c’est du pipeau. Dans les pays riches, le job est le principal vecteur de l’impact de la personne sur le monde, et le salaire reçu est la preuve de l’effet produit.
Dans un environnement de job à la con, la haine et l’hostilité sont plus fréquentes. Le sociologue Lynn Chancer a conçu sa théorie du « sadomasochisme » du quotidien. Les personnes « normales » dans un contexte hiérarchisé se retrouvent dans un piège semblable au sadomasochisme en sachant qu’il s’agit d’un mensonge, mais sans pouvoir sortir à tout instant de cette situation avec un mot magique. Dans un contexte hiérarchique, l’absence de tout but commun et l’idée que les activités collectives menées ne font strictement rien pour rendre la vie des gens meilleure ont toutes les chances d’amplifier les humeurs, les bassesses, les aigreurs et la cruauté.
Le syndrome « estime-toi heureux » aux USA et en UK sermonné par la gauche ou la droite, empêche les gens de se croire autorisés à mériter autre chose qu’un job à la con.
Chapitre 5 : comment expliquer la prolifération des jobs à la con?
Les gens refusent de croire que le capitalisme puisse créer des jobs à la con, pourtant, c’est bien le cas. De 1840 à 2010, les jobs dans l’agriculture et l’industrie ont diminué, tandis qu’ils ont augmenté dans le secteur des services. Mais parmi les services, c’est surtout dans le secteur quaternaire de l’information qui s’est développé (finances, assurances, immobilier). Et la plupart de ces jobs sont des jobs à la con.
Aux USA, le pays le plus riche au monde, les citoyens n’ont pas honte d’avoir des sans-abris dans les rues. Ils l’expliquent par la conséquence inévitable de la faiblesse humaine.
Marx affirmait que le capitalisme ne fonctionne qu’avec une « armée de réserve » de chômeurs. En Grèce antique, le taux de chômage était de zéro. Aujourd’hui pourtant, les défilés syndicaux réclament des emplois, mais jamais d’emplois utiles. Dans un de ses discours sur le secteur de la santé, Obama avouait lui-même l’existence des jobs à la con, mais qu’il ne pouvait les supprimer.
Dans l’enseignement aux USA, en 20 ans, les postes d’enseignants ont augmenté de 50% tandis que les postes administratifs de 85%.
Témoignage de Rupert, employé du secteur bancaire: « si la compétence et l’efficacité sont des valeurs qui comptent aux échelons inférieurs, il semble que ce soit de moins en moins vrai à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie ».
Nous sommes dans une féodalité managériale
Car il s’agit d’un système de redistribution. Mais hélas sans le principe d’autogouvernance, car dans la féodalité médiévale, on pouvait par exemple choisir soi-même les méthodes de travail, les nouveaux venus, les former. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où l’autonomie de ceux qui font le travail a totalement disparu pour laisser place à un contrôle toujours plus important.
Chapitre 6 : pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction face à la généralisation des emplois inutiles
Bien qu’ils prolifèrent et génèrent de la souffrance, rien n’est fait pour changer la situation: il n’y a pas de chercheurs ni tribunes d’opinion ou de manifestations. Personne n’écrit dans la presse « il y a des gens qui travaillent trop dur et feraient bien de ralentir ». Au contraire, on stigmatise certaines catégories : jeunes, pauvres, bénéficiaires d’aides sociales, nationalité ou groupe ethnique (durant la crise de la dette grecque, les Allemands disaient que les Grecs étaient des feignants).
De nombreux concepts économiques plongent leurs racines dans la doctrine religieuse, et les controverses autour de la notion de valeur sont toujours teintées de religion. Ceux qui bossent dur sont admirés, peu importe la nature du job. De plus, la valeur sociale du travail est inversement proportionnelle à la valeur économique: on récompense les comportements inutiles et on punit les gens qui rendent le monde meilleur. Plus votre job bénéficie aux autres et crée de la valeur sociale, moins vous serez payé pour le faire.
À propos de la conception du travail
Le travail est l’opposé du jeu qu’on s’adonne sans raison, pour le plaisir. Il s’agit d’une punition qui nous aide à accomplir quelque chose qui va au-delà.
« Il existe deux types de travail. Le premier consiste à déplacer une certaine quantité de matière se trouvant à la surface de la Terre ou dans le sol même. Le second, à dire à quelqu’un d’autre de le faire. Le premier type de travail est désagréable et mal payé. Le second est agréable et très bien payé. » – Bertrand Russel
Selon Aristote, le travail ne rend pas meilleur, au contraire, il vous avilit, car il empêche de vous consacrer à vos obligations sociales et politiques.
Thomas Carlyle considérait le travail proche du divin, une activité noble, un don de Dieu. Alors que Nietzsche disait l’inverse, que le travail bride le développement de la raison, des convoitises, il retire la force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine.
Le principe selon lequel toute richesse découle du travail s’est développé aux États-Unis et est devenu du bon sens. Dès le début du christianisme, le travail est comparé à l’acte de Création divine ou un moyen de se perfectionner.
Une idée ancienne est toujours présente: le travail, ça forge le caractère. Cette conception est née d’une fusion entre le dogme chrétien de la malédiction d’Adam et la vision nord-européenne faisant du travail rémunéré aux ordres d’un maître un passage obligé sur la voie de l’accomplissement en tant qu’adulte. La carrière n’a jamais été un signe distinctif pour la postérité, on ne marque pas sur sa pierre tombale « chauffagiste » ou « vice-président », pourtant, la première question qu’on pose est « vous faites quoi dans la vie? ».
Au 20e siècle, une quantité astronomique de recherches ont été faites sur la notion de travail, avec comme conclusions:
1. La plupart des gens tirent leur dignité et leur amour-propre du fait de gagner leur vie grâce à leur travail.
2. La plupart des gens détestent leur travail.
La morale moderne veut qu’on mérite de vivre que si on se détruit à la tâche, quand bien même celle-ci ne servirait strictement à rien.
Les êtres humains sont ainsi à la recherche de la richesse, du confort, du plaisir, du pouvoir, car le travail est le lieu de la souffrance, du sadisme, de la vacuité et du désespoir.
Chapitre 7 : les conséquences politiques et comment y remédier
Nous sommes donc dans un système pervers et sadomasochiste. La souffrance au travail est la justification des plaisirs consuméristes et inversement. C’est le consumérisme compensatoire ». Et suite à cela, une jalousie morale se crée dans la société.
Les personnes qui galèrent au chômage envient celles qui travaillent. Celles-ci sont encouragées à s’en prendre aux pauvres et aux chômeurs, qu’on leur dépeint constamment comme des parasites et des profiteurs. Les travailleurs qui ont la chance d’avoir un vrai boulot productif ou bénéfique sont en butte au ressentiment de leurs semblables végétant dans des jobs à la con, tandis qu’eux-mêmes, sous-payés, humiliés et peu valorisés, vouent une animosité croissante aux « élites progressistes » – celles qui, selon eux, monopolisent les rares emplois permettant de gagner décemment sa vie en faisant quelque chose d’utile, de noble ou de glamour. Cette dernière, quant à elle, s’accommode fort bien de ces diverses formes de haine stupides, très utiles pour détourner l’attention de ses propres agissements.
Les ouvriers sont remplacés par la robotisation au profit des capitalistes qui possèdent les machines, et les entretiennent. Mais si plus personne ne touche de salaire, qui va pouvoir payer les gadgets rutilants, et les services ultra-sophistiqués que proposent les robots?
Suite à l’automatisation, Keynes a inventé l’expression « chômage technologique » (1930). L’automatisation a donc engendré un chômage de masse. Le problème, c’est que nous avons choisi de réagir en bouclant les trous, c’est-à-dire en inventant de toutes pièces des boulots débiles. Voilà pourquoi dans les pays riches, les chiffres d’un chômage acceptable sont entre 3-8%.
La solution proposée: le revenu universel de base
Selon David Graeber, avec le revenu universel, plus personne n’aurait peur de quitter un job à la con et ceux-ci disparaîtraient naturellement. Rien n’empêche les personnes qui souhaitent d’exercer un travail rémunéré en supplément et cela compensera les feignasses qui ne représenteront qu’une minorité, car les êtres humains en général aiment se sentir utiles.
Dans tous les cas, comment serait-il possible d’aboutir à une répartition du travail plus désastreuse que celle d’aujourd’hui?